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Le miroir aberrant. Littérature et photographies au XIXème siècle

PALLAS, Basile, Le Miroir aberrant. Littérature et photographies au XIXème siècle, Classiques-Garnier, 2022.

     Dès la révélation publique de son invention en 1839, la photographie a été pensée comme une image vraie. Produite mécaniquement, elle serait la copie fidèle de la réalité, ce qui a justifié une réception largement fondée sur la dimension authentifiante de ses images. Dès les premiers discours tenus à son égard, en effet, la photographie a été définie comme une image transparente, ne donnant rien d’autre à voir que ce qui s’est présenté une fois devant son appareil. Cette conception, « positive », de la photographie, explique notamment les postures de rejet qu’ont généralement adoptées les écrivains et les artistes du siècle face à la nouvelle image, dépourvue des qualités qui fondent l’oeuvre d’art. Cette doxa a pourtant été l’objet de remises en question
précoces par ceux-là mêmes qui la nourrissaient et la diffusaient.
     Cet ouvrage examine comment certains textes littéraires, attentifs à ce que la photographie provoque dans le regard de ses crédules spectateurs, mais aussi aux spécificités de ses images et à leurs modes de production, en ont redéfini les contours, tout en en faisant un matériau poétique original et étonnant. La photographie devient alors aberrante, soit qu’elle offre du monde une image « fausse à force d’être exacte » (Delacroix), perturbant ainsi le sens de la réalité même, soit que, rendue à sa nature de vraie image, apparaissent les imperfections de sa facture. Les oeuvres littéraires, les textes issus de la critique d’art ainsi que les photographies (Nerval, Baudelaire, Champfleury, Poe, Maupassant, Erckmann-Chatrian, Lewis Carroll, Gautier, Geffroy, Rachilde, Bonnetain, Hugo, Villiers de l’Isle-Adam, Rodenbach, Nadar, Le Secq, Rejlander, etc…) abordés dans cet ouvrage révèlent ainsi comment les images photographiques ont pu être pensées comme des facteurs de troubles dans leur représentation.
     Ces troubles sont d’abord ceux induits par une croyance excessive en la capacité de la photographie à être la copie conforme de ce que l’objectif a capturé, soutenue en particulier par sa dimension analogique et par l’afflux des détails que ses vues donnent à voir. Largement utilisée comme métaphore dépréciative par les contempteurs du réalisme artistique et littéraire dans les années 1850, certains auteurs ont montré comment le modèle photographique donnait à la réalité décrite ou dépeinte un caractère invraisemblable, incohérent, voire monstrueux. Certains récits, inspirés par les expérimentations scientifiques du siècle faisant fond sur les performances exploratoires inédites de la saisie photographique, découvrent de manière hallucinée des failles dans la réalité communément perçue, et ce que ce monde rendu soudainement visible recèle d’étrange et d’inquiétant. Les qualités exceptionnelles de la représentation photographique, pensées en termes de perfection et d’exactitude dans le rendu des images, mais aussi le caractère « indiciaire » de son procédé, produisant des images-traces, ont favorisé, chez le spectateur, l’oubli de l’iconicité des images au profit d’une plus troublante
incarnation des formes. Les perfectionnements techniques, notamment dans le domaine du portrait, ont permis aux figures photographiées de gagner en relief, de prendre vie et de sortir de leur cadre. Mais c’est certainement un retour au point d’origine des images, en vertu d’une certaine accommodation du regard, lorsque celles-ci se forment dans la chambre noire ou qu’elles se révèlent progressivement sur leur support, qui permet de dissoudre
toutes les illusions et de conjurer leur pouvoir de fascination.
       Certaines fictions, thématisant ou métaphorisant les mécanismes de l’appareil photographique, les procédures qui président à la fabrication des images mais aussi la matérialité du médium et ses contraintes propres, rendent à la photographie sa dimension objectale et, de fait, ses limites : son mutisme et sa fixité, ses défauts et sa fragilité.
       Tout en essayant de cerner ces différents phénomènes qui participent à la déréalisation de la représentation photographique, cette étude réaffirme également comment, très tôt, la photographie et ses images se sont constituées en modèles et motifs littéraires, diffusant ainsi dans les productions de l’époque leur singulière charge poétique.